Cingria, qui n'a vécu que par et pour l'écriture, proscrivait le lieu commun et le « remplissage » avec une telle persévérance que, pour certains de ses contemporains, qui avaient quelque raison d'ignorer ses innombrables écrits dispersés dans des revues parfois confidentielles, il a pu paraître comme un dilettante. Les lieux, ou plutôt les « pays » pour reprendre un concept qu'il explora sans relâche, régissaient à la fois ses manières d'exister et son œuvre, qu'André Pieyre de Mandiargues proposait de regrouper sous le « beau titre » de Divagations. D'ascendances constantinopolitaine et polonaise, il a toujours ressenti des liens forts et complexes avec sa Suisse natale. Un de ses bonheurs les plus évidents ne fut-il pas néanmoins de savourer les paysages de la France provinciale et de ce Paris, où il a vécu vingt-deux années de son âge mûr, outre de nombreux séjours depuis sa jeunesse fortunée jusqu'à sa vieillesse incertaine. Autour de son fruste logement de la rue Bonaparte, il a investi un « territoire » fondamental délimité par Saint-Sulpice au sud (avec une « colonie » à Montparnasse), à l'est, par la rue des Canettes, au nord, par Saint-Germain-des-Prés et, à l'extrême occident, sans doute par le siège des éditions Gallimard qui, en 1948, vingt ans avant la grande entreprise des éditions de l'Age d’Homme à Lausanne, publièrent un premier volume, sans succès et sans lendemain, d'une Œuvre complète. C'est là qu'il faut désormais imaginer comme un des acteurs du Paris littéraire de l'entre-deux-guerres, heureux peut-être, fécond sûrement, le Charles-Albert Cingria dont Modigliani et Dubuffet firent des portraits pour nous définitifs.
 
Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition « Charles Albert Cingria (1883-1954) » réalisée par la Bibliothèque nationale de France, en collaboration avec la Bibliothèque nationale suisse et l'Association des amis de Charles-Albert Cingria à l'occasion du centenaire de sa naissance, et présentée dans le Salon d'honneur du site Richelieu, du 1^er au 28 mars 1984.