« J’ai annoncé […] que vous étiez en train de faire revivre Buffon, et l’on se fait une joie de voir le livre », écrivait le marchand et éditeur d’art Ambroise Vollard à Picasso le 22 septembre 1936, en parlant des gravures qu’il lui avait commandées pour accompagner une anthologie de l’Histoire naturelle. Mais à l’exception d’une suite de onze planches tirée à quarante-sept exemplaires, rien ne parut avant sa mort accidentelle en juillet 1939 : ce n’est qu’en 1942 que Fabiani, son successeur, publia le livre avec ses trente-et-une gravures, exécutées six ans plus tôt, entre février et juin 1936. Adoptant la technique de l’aquatinte au sucre, qu’il avait expérimentée dès novembre 1934 auprès du taille-doucier Roger Lacourière, Picasso accomplissait là son rêve d’une gravure aussi vive et libre que le pinceau du peintre. Après avoir offert un exemplaire à sa maîtresse Dora Maar le 17 janvier 1943, l’artiste revint chez elle le 24 janvier et en l’espace d’un après-midi, avec une incroyable rapidité, il rehaussa le volume de quarante-quatre dessins à la plume et au lavis d’encre, dont trente-cinq à pleine page. Ils composent une galerie de portraits faite de têtes d’animaux mais aussi d’hommes barbus et de visages de femme, autant de métamorphoses possibles du peintre et de son modèle. Sur le faux-titre, l’envoi en catalan « Per Dora Maar tan rebufona ! », formule à double sens, accompagne le portait en frontispice d’une Dora chimérique, à la fois la créature si charmante (« tan bufona ») que le peintre avait dessinée sous les traits d’une « femme oiseau » au début de leur liaison, le 28 septembre 1936, et la harpie armée de ce qu’un poème dont elle était l’auteur avait appelé les « superbes griffes » de la jalousie, frémissante de colère (« tan bufona »), prête à affronter Picasso le Minotaure : figure des tempêtes et de la mort (celle de l’amour épuisé), qui retrouve, dans la mythographie personnelle de l’artiste, celle qu’il avait gravée huit ans plus tôt dans une aquatinte intitulée Chez la Pythie-Harpye.