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La Bruyère et le collectionnisme
Vraie dévotion à de fausses idoles
Jean Viardot
En 1691, le chapitre « De la Mode » des Caractères de La Bruyère s’augmente tout à coup, à la faveur de la sixième édition de l’œuvre, d’une longue « remarque » consacrée aux « curieux » ou collectionneurs en tout genre : amateurs de tulipes, de médailles, d’estampes, de livres, de papillons, etc. – « qui pourrait épuiser tous les différents genres de curieux ? » Cette entrée du phénomène social du collectionnisme sur la scène du discours moral n’a généralement pas été comprise à sa juste mesure, soit qu’on ait négligé l’importance qu’elle revêt dans le déploiement d’ensemble du propos de La Bruyère, soit qu’on se soit mépris dans l’interprétation du référent historique qui fournit à l’auteur des Caractères la matière d’une des remarques les plus complexes de son œuvre. Aussi est-il nécessaire de reprendre aujourd’hui la lecture de cet extraordinaire morceau de la littérature française en ayant la patience de le replacer dans le double contexte d’où surgiront son vrai relief et son plein sens. C’est d’une part l’ensemble des remaniements textuels dont l’insertion de la remarque de la curiosité est solidaire dans l’économie générale du chapitre « De la Mode » – qui au même moment s’enrichit en particulier du grand portrait du « faux dévot » Onuphre –, et c’est d’autre part le contexte historique des diverses pratiques de collection que connaît la France du siècle de Louis XIV, les unes anciennes déjà, comme la collection de tulipes, d’autres beaucoup plus récentes comme celle de livres entendue dans son sens bibliophilique.
Le portrait du genre nouveau de l’amateur de livres qu’est le bibliophile constitue le centre névralgique des pages que La Bruyère consacre à la curiosité. Parce qu’elle est une quête de la rareté, de l’objet « rare et recherché », émancipée du contrôle de la norme humaniste du savoir comme de la norme esthétique du beau, la bibliophilie est l’exemple accompli et le plus criant d’une condition historique inédite de la curiosité, sur laquelle l’ancien discours des moralistes chrétiens dénonçant un mauvais désir de savoir (libido sciendi) a perdu prise. Il faut désormais prendre acte du fait que « la curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu’on a, et ce que les autres n’ont point ».
Collection Conférences Léopold Delisle
Médaille d’argent du prix La Bruyère de l’Académie française 2015
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Auteurs
Expert près la Cour d’appel de Paris pour les livres rares et précieux, marchand de livres anciens, Jean Viardot a contribué à l’histoire du livre et de la bibliophilie par des articles importants, parus notamment dans l’Histoire de l’édition française et dans l’Histoire des bibliothèques françaises, ainsi que par de nombreuses participations à des colloques en France et à l’étranger.
Informations pratiques
Broché avec rabats, 94 pages, 16,5 x 24 cm
9782717725636
- Bibliothèque nationale de France